"J’ai eu le sentiment de devoir me battre pour allaiter mon fils", s’indigne Inès, maman d’un garçon d’un an et demi. Le ton est donné. Cette jeune maman n’a pas la langue dans sa poche et semble en vouloir au monde entier, à commencer par le corps médical. J’avais demandé aux sages-femmes et à mon médecin de pouvoir donner le sein à mon bébé dès la naissance, or ils me l’ont ramené plusieurs heures après et personne n’était là pour m’aider. Je n’y arrivais pas et la seule réponse à laquelle j’ai eu le droit, c’est : "Tu es fatiguée, la sage-femme peut lui donner un biberon".
Et le pire, est que, de retour à la maison, même discours. "Mon mari, ma mère, ma belle-mère, mes sœurs, tout le monde voulait que je donne du lait en poudre à mon fils car il pleurait trop, ne dormait pas assez longtemps, bref, tout était prétexte pour passer au biberon", se souvient-elle. Même son de cloche chez Aïcha pour qui "allaiter en Tunisie est un véritable parcours du combattant " : manque d’informations et désinformations, accompagnement quasi-inexistant du corps médical…
Ahlem Bezzine est catégorique : "Si autant de femmes n’allaitent pas, c’est par ignorance". La jeune pédiatre tire la sonnette d’alarme et dénonce les stratégies de marketing mises en place par les fabricants de lait en poudre. "Le lait infantile est distribué gratuitement dans les maternités en Tunisie alors que la loi l’interdit", signale-t-elle.
En effet, l’article 6 de la loi 83-24 du 4 mars 1983, interdit "toute publicité de quelque nature qu’elle soit visant à favoriser l’utilisation des produits visés par l’article premier [substituts du lait maternel], ainsi que toute distribution d’échantillons". Pourtant, dans les dispensaires et les maternités, la publicité est bel est bien présente. Pire encore : plusieurs témoignages confirment que les laboratoires pharmaceutiques encouragent le personnel de santé, par des incitations financières, des dons matériels ou des voyages, à promouvoir les produits directement auprès des jeunes mères.
Mounira Mahfoudhi, du haut de ses 32 années d’expériences dans le milieu hospitalier, en sait quelque chose : "Les laboratoires ont une facilité d’accès à nos hôpitaux grâce à leurs réseaux qui vont du portier, à la sage-femme, en passant par les infirmières, les surveillants, les pédiatres, ou encore les chefs de service… ce sont des lobbies très puissants". Et d’ajouter : "Chacun y trouve son compte au détriment de la mère et de l’enfant". De son côté, elle n’hésite pas à déchirer les affiches de lait artificiel qu’elle trouve dans les maternités.
"La maman qui va avoir du lait gratuit à l’hôpital, va évidemment devoir en acheter une fois rentrée à la maison, c’est un cercle vicieux. Je vous laisse imaginer le sacrifice que cela représente pour de nombreuses familles". En effet, la boîte de lait infantile de 400g coûte en moyenne 20 dinars. Or, un bébé d’un mois consomme environ 6 biberons par jour : comptez donc en moyenne un budget de 150 dinars par mois pour le lait. Cela revient très cher pour les Tunisiens.
A noter que le marché mondial de l’alimentation et du lait infantile représente près de 30 milliards de dollars, avec une croissance particulièrement importante dans les pays en développement. "L’industrie agroalimentaire s’en réjouit", s’indigne Dora Ladjmi.
Le lait maternel satisfait tous les besoins du nourrisson pendant les premiers mois de sa vie. Pour autant, il ne faut pas culpabiliser une mère qui ne peut pas allaiter pour des raisons physiologiques ou de santé. Quant aux femmes souhaitant allaiter leur enfant, elles devraient recevoir plus de soutien.