Né aux Etats-Unis, le mouvement hippie a conquis les jeunes européens mais aussi les jeunes arabes. Eh oui, peu de gens le savent, mais ce mouvement de "contre-culture" comme on l’appelle, avait aussi des adeptes dans les pays du monde arabe. C’est notamment le cas au Maroc, et tout particulièrement à Essaouira, une ville autrefois appréciée des hippies… A propos d’Essaouira, cette cité s’est d’abord appelée Amogdul ("La bien gardée" en berbère) puis Mogador suite au passage des conquérants portugais et espagnols. La médina d’Essaouira, l’ancienne ville traditionnelle, avec ses remparts et ses souks, est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Question climat, Essaouira est exposée aux vents toute l’année, mais cet inconvénient est compensé par la douceur du climat. Autres atouts et non des moindres : la ville est réputée pour la gentillesse de ses habitants et son caractère cosmopolite. Les artisans et les pêcheurs côtoient les artistes du monde entier. Jusqu’au début des années 1950, il y avait une importante communauté juive à Essaouira. Composée en majorité de marchands et de bijoutiers, elle contribuait grandement à la prospérité du port. A l'indépendance du Maroc en 1956, Mogador retrouve le nom d'Essaouira, "la bien dessinée" en arabe et dans le même temps, beaucoup de juifs la quittent. Dans les années 60, Essaouira, ville calme, cool même, attire les hippies.
L’époque hippie d’Essaouira
Pour info, hippie ou hippy est un mot dérivé de l’argot anglo-américain "hip", qui signifie dans le coup, branché. Les hippies rejettent le consumérisme, la guerre, les principes moraux rigides et prônent un mode de vie proche de la nature. Ils prônent le "flower power" et le "peace and love" en opposition aux conflits et à la violence.
Donc Essaouira a eu sa période hippie. On suppose qu’elle a commencé avec l’arrivée des new-yorkais Julian Beck et Judith Malina, fondateurs du Living Theater. Littéralement "Théâtre vivant", le Living Theater est une troupe de théâtre expérimental aux messages politiques révolutionnaires, dont la marque de fabrique est l'improvisation, alliée à un jeu très physique. La troupe était devenue une communauté nomade d’une trentaine de personnes, qui donnait des représentations dans le monde entier. Mais en juillet 1968, elle décide de boycotter le festival d’Avignon, parce qu’il n’était pas complètement gratuit. La troupe choisit alors d’aller plus au Sud. Le port marocain d’Essaouira est évoqué. Pour plusieurs raisons : La vie y est bon marché et en plus, c’est un haut lieu de pratiques mystiques, avec les nuits de transe organisées par les Gnawas, les musiciens guérisseurs. Quelques jeunes artistes et intellectuels y avaient déjà élu domicile, comme Lakhdar Boujemaa, inventeur d'un Musée d'art populaire qui révéla les peintres originaux d'Essaouira... Et puis un ami de la troupe, Ira Cohen, le créateur du psychédélisme, avait vécu au Maroc entre 1961 et 1966, la troupe ne débarquerait donc pas en terrain inconnu. Donc en 1969, le Living Theater débarque à Essaouira, prônant l’égalité, la liberté du corps (exhibitionnisme ?), de l’esprit (prise de LSD ?) et l’amour libre et sans engagement… Au passage, le groupe hippie convainc très vite des Marocains de le rejoindre. Le groupe s’étoffe davantage lorsque de nouveaux "membres" européens et américains arrivent. Ils habitent à l'Hôtel du Pacha, qui aujourd'hui s'appelle Riad al-Madina, dans le village de Diabat. L’aventure dura trois mois et demi, puis la troupe du Living quitta le port d’Essaouira pour d’autres cieux.
Fin juillet 1969, c’est le célèbre guitariste Jimi Hendrix qui fait escale à Essaouira pour souffler quelques jours avant de préparer le fameux festival de Woodstock. Il venait de vivre des moments difficiles : démêlés avec la justice, querelles intestines avec son groupe, .etc.. Il ressentait le besoin de faire un break au soleil, sans doute. Il a d’abord posé ses valises à Marrakech avec un ami, avant de rejoindre Essaouira, plus fraîche grâce à ses alizées. En plus, là-bas, des amies les attendaient. Jimi Hendrix, ses compagnons et le groupe du Living Theater ont sûrement passé au moins une soirée ensemble. On sait que Jimi s’est acheté une djellaba, qu’il fuma quelques joints et qu’il se promena sur la plage. Puis il reprit l’avion début août pour préparer Woodstock. Comme ce séjour n’a pas été mémorisé par un film ni même une photo, les rumeurs sont allées bon train sur son déroulement. Ainsi, on raconte au Maroc qu’Hendrix a composé Castle Made of Sand (Château de sable en anglais) à Essaouira, ce qui n’est pas le cas malheureusement ! Autres anecdotes amusantes : on l’aurait vu discuter avec des musiciens locaux, partager le pain m’semen avec des Marocains, et même gravir une montagne à Chefchaouen… Plus amusant encore, des Marocains affirment avoir aperçu son fantôme dans différents lieux, à Marrakech et à Tanger… Bref, la présence, même quelques jours seulement, de la légende Hendrix au Maroc, a inspiré beaucoup de belles histoires.
En 1972, la police d’Essaouira, qui ne comprenait rien aux nouvelles revendications libertaires de sa jeunesse et au mouvement hippie, commence la chasse aux hippies. Les tensions avec les hippies existaient déjà, mais elles se sont exacerbées au début des années 70. C’est que la plaisanterie a assez duré : on emmène au poste les jeunettes aux cheveux longs pour les sermonner, on admoneste les jeunes hommes aux coupes afro, on ne tolère plus les jeunes en sandales marocaines et veste en peau de mouton qui se roulent des joints en toute impunité… Selon les rumeurs populaires, on rasait la tête aux jeunes filles trop peu vêtues. En 1973, la police marocaine disperse les derniers groupes hippies en affirmant vouloir lutter contre le trafic d'opium. Après le départ forcé des groupes hippies, les jeunes Marocains qui s'étaient joints au mouvement, une vingtaine sans compter les sympathisants, ont été mis au ban par leurs compatriotes. Des filles mères se sont retrouvées seules, des artistes adeptes des hallucinogènes ont dû changer de look et se cacher… Les hippies marocains ont cependant réussi à tirer leur épingle du jeu, comme Abderrahman Paca, pivot incontournable du chant gnawa marocain et membre du groupe Nass El Ghiwane, et Taieb Saddiki, grand dramaturge arabe et créateur du Théâtre National, où il a mis en scène les grands textes littéraires arabes.
Photo ci-contre : le groupe de gnawa Nass El Ghiwane.
L’ivresse pleine de promesses de l'époque hippie a laissé place à la désillusion, mais à de beaux souvenirs aussi. En témoigne ce père marocain âgé de la cinquantaine passée et qui se souvient de l’époque fort sympathique où les hippies, cheveux longs et pantalons en pattes d’éph’ venaient taquiner leurs guitares sur la plage. "On était encore petits ou ados mes amis et moi, et on s’attroupait autour de ces rebelles pacifiques et chaleureux pour les écouter jouer de la guitare et chanter", nous explique ce monsieur avec des yeux pétillants. Puis d’ajouter: "Ils étaient très gentils, très ouverts". "Ah, c’était la belle époque", il mime alors un guitariste tout en se souvenant des tubes qui ont marqué sa jeunesse "I can’t get no, ta ta ta, satisfaction…"..